Dans la douceur d’une brise qui caresse délicatement mes joues, j’observe la tempête solaire par la meurtrière de notre Glaumbær. Au cours de ce repos bien mérité, saturé de dix heures continues de calculs complexes, je contemple le vacillement des couleurs de l’aurore boréale. Ce spectacle nocturne est devenu quasi permanent depuis trois générations de bizirauletan. Dans ces constructions simples, faites de murs en pierres volcaniques recouvertes de tourbe, nous sommes à l’abri, au sec quels que soient les aléas météorologiques. Cette technique de construction, nous la maîtrisons de par sa présence sur islandia à l’arrivée des premiers et non pas du fait de nos recherches d’excavation cognitive.
Nos recherches sont réalisées ici, dans cette maison devenue sacrée pour notre communauté. Elle est nichée au point culminant de la colline du village. Pour notre survie, nous y bâtissons notre “palais des savoirs”. Plus qu’un adroit symbolisme architectural, ce nom est consacré à un moyen mnémotechnique dont la trace est apparue dès les premières excavations. Cette méthode consiste en une promenade spatio-temporelle de l’esprit dans un milieu si familier qu’aucun élément des pièces ou du paysage ne nous échappent. Nous plaçons les souvenirs constituant notre mémoire collective au sein de ce palais : ici dans le tiroir d’un meuble, là au pied d’un arbre centenaire du jardin… Dépourvus du support papier faute de savoir en produire, nous sommes à ce stade condamnés à employer cette technique mentale pour capitaliser tous ensemble sur la reconstruction des clés de vie. Un des objectifs majeurs de ce siècle est de trouver les secrets de fabrication de ce que nos ancêtres qualifiaient de papier.
Notre temple mesure 24 mètres carrés en tout et pour tout. La pièce se compose de sa basse charpente, de quatre murs dont l’un - à l’occident - présente des gravures de rares mais longues séries de codes binaires. Le sol est entièrement recouvert de sable. A plat, quatre planches d’un mètre et demi de large encadrent la silice. Trois d’entre-elles sont patinées par la circulation sempiternelle de pieds nus. Cette configuration figure notre ardoise de sable.
Par deux, à bonne distance, les transcendants s’installent côte à côte sous la solive orientale. Assis sur leurs talons ils tiennent leur makila dans leur main gauche pointe posée sur un sable parfaitement lissé prêts à réaliser l’art de la trace, de la retranscription. Les excavés, ceux dont on fouille méthodiquement la mémoire en groupe, se répartissent en tailleur lors des entrevues ou s’allongent en chien de fusil tête posée sur un socle de bois mixant courbures concaves et convexes compatibles avec une posture statique de plusieurs heures pour les exercices de régression hypnotique.
Au-delà des plaisirs induits par l’élévation spirituelle, culturelle et scientifique qu’offrent nos travaux de recherche à notre microcosme, ces fouilles archéologiques sous-corticales sont vitales pour l’avenir de l’humanité. Il s’agit très stratégiquement pour nous, d’extraire du fil de l’eau de notre mémoire collective les souvenirs conscients et inconscients de notre cortex cérébral. Dans ces souvenirs résident les clés de vie. Ces techniques étaient usitées, parfois depuis des millénaires, par nos anciens mais nous en avons perdu les traces.
Nos anciens étaient de toutes origines ethniques à notre image contemporaine en cet an 2254. Notre petit million de bizerauletan réside sur l’île refuge d’isalandia depuis le basculement, depuis l’amnésie traumatique de la survie migratoire des humains fuyants les catastrophes létales. Notre mémoire collective a resitué ce point de bascule entre 2049 et 2075 - date des derniers accueils significatifs de migrants, garants d’une plus longue survie. Nous n’avons eu de cesse que de progresser depuis l’extinction massive de notre espèce. Mais la prospérité humaine tient dorénavant à nos travaux de recherche. Ils visent à nous permettre de redevenir nomades sur nos grandes terres australes. Pour cela il nous faut maîtriser les outils, leur usage et être en capacité de les écoproduire en série avant d’amorcer l’essaimage. Allume-feu, sextant, toiles, filtres, lames, … La liste est stockée au sein du palais, mais nos travaux de reconstitution des savoirs seront encore très longs. Les pièces de puzzle dont nous disposons sont prometteuses mais encore éparses pour de nombreuses catégories des savoirs. Ces souvenirs captés par nos soins ont tous été retranscrits, illustrés et appris au travers des représentations éphémères formalisées par les traces sur l’ardoise de sable. Il s’agit pour l’instant de la seule technique efficace de transfert des blocs de mémoire brute que humains et hybrides cachent malgré eux dans leur mémoire génétique. Il faut décoder ces traces avant de décider collégialement d’effacer la surface du sable pour la prochaine session d’exploration. Une mauvaise décision et le travail est perdu, non affecté au registre du palais.
Les hybrides se comptent en dizaines et sont heureusement encore présents parmi nous. Nous projetons une subsistance de ce corpus synthétique à deux ou trois ans au mieux. Leurs tissus humains sont maintenus en état par des techniques empiriques et c’est notre compte à rebours le plus critique. Par chance l’un d’entre-eux possède probablement une copie intégrale de l’encyclopédie des anciens. Pénétrer et décoder cet espace c’est notre ultime quête, notre Graal même si les secrets de la production du papier excitent puissament chacun des chercheurs. Contrairement aux humains, l’interface entre les hybridés et nous ne s’opère pas par les transcendants. Elle est réalisée par les masajista. Ils prodiguent de leurs mains des soins par pression ou ondes vibratoires aux extrémités de leurs capteurs d’émulation des cinq sens humains. Le goût et l’odorat sont exclus car consommateurs de ressources essentielles à notre vie. La vue est inopérante chez tous les hybrides depuis plusieurs décennies compte tenu de la fragilité des tissus rétiniens. Le touché quant à lui a rapidement inudit des mouvements micromécaniques. C’est notre unique champ d’interaction. Placés nus à bonne hauteur en suspension visage, ventre et jambes au-dessus du sable par une méthode d’encordage, un bâton de 10 cm ligaturé autour de l’index gauche, la pointe affleure la surface du sable. Les hybrides peuvent produire des micromouvements que nous contrôlons de mieux en mieux par stimuli. Certains parcours de pressions sur quelques vertèbres lombaires ou sous la voûte plantaire ont pu produire des séries de formes de cercles et de traits. Nos souvenirs et progrès en mathématiques ont été parmi les premières connaissances inter-cognitives reconstituées. Les formes produites par les hybrides ont très rapidement été décodées comme suites de base deux.
Ce soir, alors que je manipulais le plus vieil hybride, est apparue la deuxième occurrence d’une série gravée au mur :
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C’est la première fois que nous observons une répétition ! De plus, les quatre caractères alphanumériques suivants “UTF8” précédaient ce code qui me semble miraculeux ! Il reste à déchiffrer entièrement cette série mais en quelques heures de calculs j’ai pu percevoir un indice : la gagnante d’un concours de nouvelles d’un journal low tech daté de l’an 2024 nous permettrait d’apprendre le procédé de productuion du papier ! Il s’agit assurément d’une clé de vie…